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Reportage

Quand l'insertion commence dans la rue

 

Image d'illustration Marcino, Pixabay

Dans l'insertion socioprofessionnelle, les participant·e·s aux mesures d'insertion sont généralement inscrit·e·s, voire assigné·e·s, par un ORP ou un CSR. Elles et ils se rendent donc (avec plus ou moins de motivation), sur le lieu de la mesure. Mais qu'en est-il des cas de figure où il est nécessaire d'aller chercher la personne là où elle se trouve, parfois dans la rue ? Focus sur le travail social hors murs. 

Toutes les ruelles, passages et recoins de Vevey sont connus par l’équipe des travailleurs et travailleuses sociales de proximité de Ginkgo, une structure de la ville de Vevey et membre d’Insertion Vaud. Active dans l’insertion socioprofessionnelle depuis plus de 20 ans, Ginkgo a plusieurs cordes à son arc pour soutenir les jeunes de 12 à 25 ans de la région : des activités communautaires (repas, activités sportives et socioculturelles), une permanence sociale, des mesures d’insertion socioprofessionnelle et de prévention, ainsi que le travail social hors murs. C’est ce dernier volet en particulier qui nous intéresse aujourd’hui : le TSHM, pour travail social hors murs. En effet, c’est un outil moins connu ou moins utilisé dans le domaine de l’insertion. Généralement, les mesures d’insertion socioprofessionnelle accueillent des participant·e·s dans leurs locaux ou organisent des activités à l’extérieur. Mais peu d’organismes prestataires vont à la rencontre des jeunes dans la rue, en allant là où elles·ils se trouvent.

Entretien à Vevey, dans les locaux de Ginkgo, avec Marco Pavarini, responsable de la structure depuis 2008 et l’équipe des travailleurs et travailleuses sociales de proximité (Aurélie, Nicolas et Cédric).

Les trois travailleurs et travailleuses sociales de proximité se partagent 10 heures de TSHM par semaine. Ces sorties dans le centre-ville, à pied uniquement, permettent de prendre la température de la ville, d’aller à la rencontre des jeunes, souvent en groupes, mais aussi seul·e·s parfois. Cela ouvre ainsi un espace de transition entre la rue et l’école, la rue et l’insertion sociale, la rue et l’insertion professionnelle. Le rôle du TSHM est de faire de la prévention, de la médiation, de l’intervention si besoin, mais pas de se substituer à la police. « On est un peu comme des super citoyens » explique Nicolas. « Mais on ne fait rien d’extraordinaire, on déambule dans la rue, on sent ce qui se passe, on intervient si besoin, comme le ferait normalement tout bon citoyen. » Ginkgo a développé une très bonne collaboration avec l’école, d’autres acteurs du réseau, mais aussi avec la police veveysane, qui les appelle parfois pour des situations où le travail social peut jouer un rôle avant que la police n’ait besoin d’intervenir. En revanche, si cela dégénère, c’est la police qui intervient, pas eux. Ils ne sont pas là non plus pour agir sur tous les problèmes qu’il peut y avoir dans la ville, par exemple le deal de rue ou les tags.

Il n’y a pas de recette miracle

Concernant leur manière de travailler, « il n’y a pas de recette miracle, il y a plusieurs styles et on fait beaucoup en fonction du feeling du moment. Parfois, on va plus au contact, parfois on est plus en retrait, plus en observation. Il y a plusieurs manières de faire qui dépendent aussi du contexte, par exemple s’il fait jour ou nuit », relate Cédric. Le contact avec les jeunes est adapté au cas par cas et le feeling a son importance également. « Parfois, on se plante aussi » ajoute Nicolas. A Ginkgo, l’approche est généralement plutôt discrète, quelques fois un simple bonjour ou un signe de tête suffit.

La force de Ginkgo

La force de leur dispositif, c’est le volet insertion qui complète le travail social hors murs, car « de nombreuses personnes sont perdues pour l’insertion professionnelle, elles n’ont pas les codes », estime Nicolas. Aborder les jeunes marginalisé·e·s dans la rue et leur proposer d’emblée la participation à une mesure d’insertion est trop brutal. Il faut y aller en douceur. La technique des TSHM consiste d’abord à se faire connaître, établir un dialogue, montrer qu’elles·ils sont là en cas de besoin et informer les jeunes qu’elles·ils peuvent passer à Ginkgo. La confiance prend parfois du temps, c’est un travail de longue haleine. Un argument qui marche bien, « le produit d’appel », comme dit l’équipe, consiste à proposer uniquement une aide pour un CV et une lettre de motivation. Ce n’est pas stigmatisant, car tout le monde peut avoir besoin d’un coup de pouce pour un dossier de postulation. Si la ou le jeune vient jusque dans les locaux, les travailleurs et travailleuses sociales peuvent ensuite proposer, en fonction des besoins, un accompagnement plus complet pour la recherche d’un stage, d’un apprentissage ou d’un emploi ou une aide pour d’autres problématiques. Le sur-mesure permet de s’adapter à chaque situation. Les suivis des jeunes sont variables, certaines personnes viennent juste une fois ou deux, alors que d’autres suivis s’étendent sur une dizaine d’années, de l’école jusqu’à l’entrée dans une vie d’adulte stabilisée. Des fratries entières défilent à Ginkgo. Le bouche-à-oreille marche très bien dans la petite ville de Vevey, la plupart des jeunes connaissent Ginkgo. Savoir que l’on peut passer à la permanence sociale pour demander une aide ou un conseil est rassurant.

Le profil des jeunes

L’équipe constate une grande disparité des profils des jeunes qu’elle côtoie dans la rue. Tout le spectre est représenté : des jeunes inséré·e·s qui se retrouvent simplement après le travail, mais qui dérangent le quartier, jusqu’aux jeunes qui cumulent de multiples problématiques (problèmes de comportement, d’addictions, familiaux, etc.). Il y a aussi les jeunes qui arrivent d’un autre pays et qui ont besoin avant tout de socialisation. Un constat partagé est celui de l’augmentation de la solitude et de la dépression. Nicolas émet l’hypothèse que l’origine se trouve en grande partie dans le smartphone et les réseaux sociaux. En effet, avec l’arrivée de ces technologies, les jeunes discutent moins ensemble, se retrouvent moins entre potes et restent plus souvent isolé·e·s chez eux. Les réseaux sociaux ont tendance à faire penser que la vie des autres est bien plus intéressante et plus fun. Pour contrer cette tendance à l’isolement, Marco Pavarini explique que l’équipe a mis dernièrement en place des animations de groupe pour les jeunes, comme une après-midi sportive, un atelier philosophie ou une matinée de travail sur des projets. « Ça prend bien » ajoute Marco. Le groupe permet de prendre conscience qu’on n’est pas tout·e seul·e avec ses galères et il se crée de belles synergies entre les jeunes. Nicolas donne l’exemple de la récente sortie au Salon des Métiers avec un petit groupe. « Plusieurs jeunes ont râlé qu’ils connaissaient déjà, mais ils sont quand même venus ». Sur place, l’effet du groupe aidant, certains qui étaient réticents se sont mis à s’intéresser à des métiers et à faire des tests d’aptitude. D’autres conseillaient leurs camarades sur les métiers dans lesquels ils les verraient bien évoluer.

Un accès plus difficile aux filles

Les travailleurs et travailleuses sociales de proximité constatent depuis longtemps qu’il y a très peu de filles dans l’espace public, ce sont surtout les garçons qui occupent ce territoire. Parfois, elles·ils rencontrent des groupes de filles qui font la fête et boivent de l’alcool, mais c’est rare. Il est donc plus difficile pour les TSHM d’entrer en contact avec des filles qui auraient besoin d’une main tendue. Heureusement, grâce à l’efficacité du bouche-à-oreille, c’est plutôt elles qui viennent dans les locaux, parfois directement ou parfois avec le prétexte d’accompagner quelqu’un dans un premier temps. Chez elles, selon les cas, les problématiques peuvent être lourdes et pas forcément abordées spontanément.

Une immersion dans le TSHM

Nous accompagnons ensuite Nicolas, pour un tour de fin de journée dans les rues de Vevey, dans le cadre de son activité de TSHM. Ce soir-là, un jour de fin novembre, la température avoisine déjà zéro degré et une petite bise nous gèle le visage. Aujourd’hui, c’est calme. La température et la nuit tombante y sont pour quelque chose. Nous ne rencontrons qu’un seul groupe de quatre jeunes hommes d’environ 15 à 17 ans. Nicolas les salue et leur parle quelques minutes pour savoir comment ils vont et s’ils n’ont pas trop froid. Un des jeunes est venu le jour-même à la permanence pour des démarches d’insertion professionnelle et ne reconnait pas tout de suite le travailleur social sous son bonnet. Pas de souci pour ces jeunes qui discutent tranquillement en fumant des clopes. Nous poursuivons notre chemin, en passant par les rives du lac où un magnifique coucher du soleil est en train de se dissiper. Nicolas nous montre ensuite différents endroits et recoins appréciés des groupes de jeunes et dans lesquels parfois les situations s’échauffent. Ses 15 années d’expérience professionnelle dans ce poste lui permettent non seulement de connaitre Vevey comme sa poche, mais surtout lui facilitent le contact avec les jeunes - il a rarement besoin de se présenter. Selon lui, une expérience d’au moins 3 ans est nécessaire pour se faire connaître auprès des jeunes et pour acquérir leur confiance. L’expérience acquise au fil des ans permet aussi de trouver la bonne distance à avoir avec les personnes rencontrées, de savoir quelles sont les méthodes d’approche et d’intervention qui marchent le mieux et de sentir si une situation peut devenir dangereuse. Le TSHM n’est pas fait pour tout le monde, c’est souvent une vocation. Aucun doute ne persiste quant à la vocation de Nicolas, sa passion est palpable dès qu'il parle de son métier.

Une approche proactive qui marche

La grande force du travail social hors murs réside dans la prévention. Cette proactivité, qui se distingue en cela d’autres méthodes, permet d’entrer en contact avec des jeunes parfois même avant que leur situation personnelle ne dégénère et qu’une marginalisation ne s’opère. Des solutions sur mesure leur sont proposées afin qu’elles·ils aient la chance de prendre le train en marche, de retrouver une confiance en soi et de réaliser leur potentiel.
Et quelle récompense pour l’équipe des TSHM quand elle recroise au hasard d’ancien·ne·s participant·e·s, devenu·e·s des adultes bien dans leurs baskets, poussant parfois une poussette, avec le sentiment de se donner des nouvelles d’égal·e à égal·e.

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